Réponse au discours de réception d’Étienne Wolff

Le 19 octobre 1972

Jean ROSTAND

     Monsieur,

     Il m’est arrivé d’imaginer cette journée, qui était dans mes vœux. Elle me comble, puisque, à la satisfaction de vous voir siéger parmi nous, s’ajoute le privilège de vous recevoir.

     Tout au long de son histoire, l’Académie française s’est fait comme une règle d’appeler à elle d’illustres représentants des disciplines scientifiques. Heureuse tradition, par où elle témoigne son souci de rester en liaison avec tout ce qui peut enrichir ou fortifier l’esprit humain ; tradition qui, plus que jamais, apparaît bien fondée quand on voit la science non seulement transformer les aspects matériels du monde où nous vivons, mais encore envahir tous les champs de la réflexion, par les vérités qu’elle dispense, les espoirs qu’elle éveille, les craintes qu’elle provoque.

     Nul plus que vous, Monsieur, ne se désignait à nos suffrages. Votre notoriété qui s’étend au delà des frontières, la grandeur des problèmes que vous avez abordés, la fertilité des méthodes par vous introduites au laboratoire et qui font de vous un chef d’école, l’éclat de votre enseignement, les hautes fonctions dont vous a investi un glorieux Collège, les beaux livres que vous avez écrits et où s’exprime un investigateur attentif à sa propre démarche : tout cela devait décider d’un choix par lequel l’Académie s’est bien servie elle-même, comme disait, dans une circonstance analogue, un biologiste, Charles Bonnet, à un autre biologiste, l’Abbé Spallanzani.

     Avec vous, l’embryologie et la tératologie – c’est-à-dire la science du développement normal et celle des développements anormaux – font officiellement leur entrée dans notre Compagnie.

     Quel sujet, n’est-ce pas, Monsieur, que celui de la formation d’un être ! Comment le germe, comment la cellule première, dont rien ne laisse présager le prodigieux avenir, va-t-elle, par une série de changements bien ordonnés, se muer en organisme complexe ? Paul Valéry, qui s’interrogeait en philosophe et en poète sur le mystérieux passage de l’inertie de l’œuf à l’envol de l’oiseau, déclarait « qu’en toute liberté et justice, c’est sur le germe qu’il serait bon de méditer, à supposer qu’il faille absolument méditer sur quelque chose ».

     Vous fîtes mieux, Monsieur, que méditer sur ce germe, si empli de secret : vous l’avez scruté, sollicité, tourmenté, vous avez vécu en familiarité avec lui, et de cette patiente confrontation, vous avez tiré de solides vérités, qui font maintenant partie du savoir classique.

     À voir la fermeté de votre allure, on a peine à croire que vos premiers pas aient pu être hésitants. Et cependant, vous fûtes, selon vos propres termes, « ballotté » entre la philosophie et la biologie.

     Issu d’une famille dont vous évoquez avec gratitude les vertus éducatives et qui savait mettre à leur rang les travaux de l’esprit, vous manifestez, dès votre adolescence, des dispositions si variées qu’elles vous qualifient pour les lettres sans vous interdire la route des sciences. Mais, après avoir pris votre licence de philosophie, vous avez la chance – elle joue son rôle dans la destinée d’un homme comme dans le sort d’une recherche – de rencontrer à Strasbourg un professeur de zoologie, Édouard Chatton, qui, d’emblée, s’intéresse pour vous ; il vous écoute, vous prend au sérieux, et en amitié. Il vous ouvre son laboratoire, et vous fait voir, sous le microscope, des choses qui vous intriguent et, bientôt, vous fascinent...

     Jamais, dites-vous, un universitaire chevronné ne m’avait ainsi parlé, d’égal à égal, et sur un ton qui me faisait oublier mon indignité. Ah, Monsieur, voilà une petite phrase qui me paraît lourde de signification. Car elle porte en elle, que vous le vouliez ou non, un jugement bien rude à l’égard de ces « universitaires chevronnés » disons le mot, de ces mandarins auxquels vous faites allusion. Était-il donc si rare, si exceptionnel, si anormal, environ 1924, qu’un étudiant de vingt ans trouvât, chez un maître, un accueil sans condescendance ?

     Je dois dire que, pour ma part, je n’ai jamais rencontré, dans ma jeunesse, un Édouard Chatton.

     Désormais votre avenir se précise : vous serez biologiste.

     Ayant terminé une licence de sciences naturelles, vous entreprenez une recherche qui, tout de suite, vous séduit, malgré (je vous cite) « ce que ces débuts impliquaient de technique et de cuisine pour un étudiant venant des sommets éthérés de la philosophie ». Il s’agissait de cultiver, en des milieux appropriés, ces êtres unicellulaires que sont les Amibes d’eau douce. Vos maîtres de la Faculté des Lettres s’étonnaient, avec une ironie apitoyée, de vous voir ainsi déchoir jusqu’à préparer des bouillons de culture... Ils eussent été encore plus surpris si on leur eût dit que ces méprisables bouillons vous conduiraient à l’Académie française.

     Bientôt, le travail achevé, vous lâchez vos chères Amibes ; et c’est alors le tournant décisif de votre carrière. Sur la proposition d’Édouard Chatton, le Professeur Ancel vous offre un poste d’assistant à la Faculté de Médecine de Strasbourg ; et, sous la direction de ce maître éminent, à qui vous garderez toujours la plus vive reconnaissance, vous allez commencer des recherches sur la production expérimentale des monstruosités chez le poulet.

     En 1930, la tératologie est encore une discipline assez peu fréquentée, et considérée comme accessoire, marginale.

     Pendant un long temps, l’intérêt porté aux monstres était surtout fait de curiosité plus ou moins malsaine, de crainte superstitieuse, d’anxiété théologique. On voyait en eux des signes, des présages, des avertissements (d’où leur nom, du latin monere), des châtiments du ciel ou des interventions du démon ; et l’une des grandes questions que l’on agitait à leur propos était de savoir s’ils étaient voulus par le Créateur ou s’ils témoignaient de son impuissance.

     Dès le siècle dernier, cependant, Étienne et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avaient fait ressortir l’importance théorique de l’étude des monstres. Et, vers 1890, Camille Dareste, en perturbant le développement de l’œuf de poule par l’action de causes mécaniques ou thermiques, avait réussi à produire un bon nombre de poussins anormalement conformés.

     « Je suis sûr – disait Dareste –, en agissant d’une certaine manière, de produire une monstruosité quelconque, mais je ne puis pas produire une monstruosité déterminée. » Et il doutait que la science des monstres atteignit jamais au degré de précision expérimentale qui permit d’obtenir le monstre désiré.

     C’est à vous, Monsieur, qu’il était réservé de mener la tératogenèse à ce point de perfection et de commander ainsi à la monstruosité, jusqu’alors si capricieuse.

     Les moyens dont vous disposez sont modestes : un vieil appareil à rayons X qui avait servi à votre maître pour expérimenter sur l’œuf de grenouille. Comme Dareste, vous choisirez, pour matériel d’études, l’œuf de poule, auquel, dorénavant, vous resterez obstinément fidèle.

     Une petite fenêtre découpée dans la coquille, et obturée par une lame de verre, vous permettra de surveiller la formation progressive de l’embryon et de diriger, sur telle ou telle de ses parties, un très mince faisceau de rayons : selon le point touché, et le moment de l’irradiation, vous obtiendrez toute une gamme de poussins anormaux : poussins cyclopes, poussins ayant deux yeux mais logés dans une seule orbite, poussins sans yeux, poussins otocéphales, dont les oreilles sont jointes à la bouche, poussins sans pattes, poussins sirénomèles, à pattes fusionnées, poussins omphalocéphales, dont le cœur est porté par la tête, coelosomiens, dont la masse viscérale est à nu... J’en passe, et des mieux réussis... En bref, vous faites naître, en vos incubateurs, la plupart des monstres qui apparaissent dans la nature, et mieux encore – et dont vous tirez, Monsieur, quelque satisfaction – plusieurs monstres de votre crû, que nul tératologiste encore n’avait aperçus.

     La conclusion est d’importance : de n’importe quel germe normal, on peut tirer un être anormal, et porteur de l’anomalie qu’on aura, pour lui, choisie à l’avance.

     Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que votre musée des horreurs n’était pas fait pour plaire à tout le monde.

     « J’ai, dites-vous, la réputation un peu diabolique de faire des monstres. » C’est là, en effet, une industrie dont la nécessité échappe à beaucoup d’esprits simplistes, enclins à s’étonner que la science veuille délibérément ajouter au désordre et au mal. J’ai lu, sous une plume sans humour, que l’élection d’un producteur de monstres dénotait, de notre part, quelque perversité du goût et en disait long sur la décadence de notre époque...

     Je ne serais point surpris que la Société protectrice des animaux eût exhalé sa plainte, et je pense que le Chantecler d’Edmond Rostand eût réprouvé votre volière d’Apocalypse, lui qui reprochait aux aviculteurs d’altérer l’harmonie des formes natives et brocardait en de beaux vers

     « ... tous ces coqs frisottés, hérissés,
     Convulsés, que n’a pas apaisés et lissés
     La maternelle main de la calme nature. »

     De surcroît, vous vous plaisez à aggraver votre cas. Lorsque des journalistes vous demandent – et la question, paraît-il, vous est souvent posée – à quoi cela sert de faire des monstres ? vous répondez avec un mauvais vouloir évident : À rien...

     Souffrez, Monsieur, que, brièvement, je tâche de répondre à votre place.

     À quoi sert-il de faire des monstres ? Mais, d’abord, à s’en procurer, pour en approfondir l’étude : la tératogenèse, comme la chimie, crée son propre objet.

     De plus, il est habituel, en biologie, que le normal s’éclaire par l’anormal, la règle par l’exception, et que l’on dévoile les ressorts d’un fonctionnement en s’instruisant des moyens de le mettre en défaut.

     Au surplus, en nous renseignant sur les causes de la monstruosité, vos recherches fournissent au médecin de fructueuses indications. Je ne doute pas que, depuis vos premiers travaux, une plus grande prudence ne soit observée en ce qui touche l’exposition des femmes enceintes aux rayons X.

     Ce sont des expériences analogues aux vôtres, ou inspirées par elles, qui empêcheront que ne se renouvellent des catastrophes thérapeutiques comme celle qui suivit l’emploi de la thalidomide.

     Parce qu’on aura fait beaucoup de poulets monstrueux, on préviendra la naissance de beaucoup d’enfants monstrueux.

     Voilà bien des motifs honorables pour fabriquer de l’anormal... Toutefois, vous n’entendez pas qu’on vous y réduise, et vous trouvez qu’on donne parfois trop d’importance à vos monstres, qui sont un peu votre « vase brisé ». Il y a, en effet, bien d’autres choses à considérer dans votre œuvre, et notamment vos mémorables travaux sur les transformations de sexe.

     Ils furent conduits encore sur l’embryon de poulet, qui décidément sera votre matériel de prédilection. Chaque biologiste a le sien : l’un choisit le poulet, un autre le triton, un autre la grenouille... C’est que tous les problèmes sont posés par un seul animal : qui saurait à fond le poulet ou la grenouille saurait le tout du monde vivant.

     En 1935, tandis que vous poursuiviez vos essais de tératogenèse, on vous apporte un fœtus humain présentant de graves malformations. Quelle en pouvait être la cause ? Vous songez à quelque déséquilibre hormonal chez la mère ; et comme, à ce moment, l’un de vos amis, gynécologue, le docteur Ginglinger, témoigne le désir de collaborer avec vous, vous dressez le plan d’un travail en commun sur les effets tératogènes de certaines hormones.

     Après quelques essais infructueux, vous voilà amené à injecter dans l’œuf de poule, mis en incubation, de fortes doses d’hormone femelle, ou folliculine. Cette hormone, sécrétée par la glande ovarienne, exerce une action féminisante sur l’organisme des volailles adultes, et notamment sur le type de leur plumage. Quels seront, chez l’embryon, les effets d’un tel pouvoir ?

     L’expérience ayant été mise en route, vous prenez quelques jours de vacances. Sitôt rentré, vous vous rendez au laboratoire, et avec une hâte mêlée de scepticisme, vous demandez à votre collaborateur s’il y a du nouveau. Il répond : « Quelques embryons sont morts, je les ai examinés, je n’y comprends rien, je n’arrive pas à reconnaître les mâles des femelles. » Ces paroles stimulent votre espoir. Vous bondissez vers la salle d’expériences ; vous examinez en hâte les petits cadavres, vous disséquez les embryons vivants, et c’est l’éblouissante surprise... Parmi tous les embryons traités par la folliculine, et où devraient, à égalité ou presque, figurer mâles et femelles, votre regard ne découvre que des sujets typiquement féminins, ou intermédiaires entre les deux sexes. Pas un mâle caractérisé n’est présent. C’est presque trop beau pour y croire... Mais l’expérience, aussitôt renouvelée, donne un résultat comparable. L’hormone femelle a donc le pouvoir de féminiser un mâle présomptif ; elle met en échec la détermination génétique du sexe, jusque-là tenue pour irrévocable.

     Quelles espérances faisait lever une telle réussite !

     Si, grâce à l’hormone femelle, on se trouve en possession d’infléchir l’avenir sexuel d’un poulet, il y a apparence qu’on pourra mener jusqu’au bout la transformation, afin d’obtenir, à partir d’un œuf destiné à produire un coq, une poule capable de pondre. Mariant alors cette fausse poule avec un coq normal, on en tirerait des produits qui seraient, génétiquement, chromosomiquement, fils de deux coqs...

     Ce hardi fantasme de biologiste ne devait point se réaliser. Nonobstant tous vos efforts, et même en continuant après l’éclosion le traitement hormonal, vous n’avez pu contraindre vos coqs féminisés à vous donner des œufs ; et vous n’avez pas celé votre désappointement.

     De fait, l’inversion totale du sexe par le moyen des hormones ne s’est montrée jusqu’ici réalisable que chez la grenouille, plus malléable, plus ductile que le poulet : tout se passe comme si la détermination génétique du sexe se faisait plus rigide à mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale.

     Mais, si vos Tirésias de poulailler vous laissaient un peu sur votre faim, vous n’en aviez pas moins, par une magistrale expérience, frayé une voie féconde, et jeté de vives clartés sur le mécanisme de la détermination du sexe.

     Il devenait, en effet, très vraisemblable – et la démonstration devait être ensuite complétée par vos soins – que cette détermination fût l’œuvre d’hormones sexuelles produites par l’embryon, et identiques ou presque à celles que sécrète l’animal adulte. Vous aviez révélé le maillon chimique qui manquait entre les chromosomes du germe et le type sexuel de la glande génitale.

     De surcroît, en faisant apparaître une double virtualité sexuelle, dans l’embryon d’oiseau, vous donniez corps à la vieille hypothèse de Darwin, suivant laquelle tous les vertébrés, y compris l’homme, seraient issus d’un ancêtre hermaphrodite.

     Je ne voudrais pas que ce discours versât dans la leçon d’anatomie, mais, d’entre les belles expériences qui sont sorties de votre laboratoire, il en est une que je ferais scrupule de négliger, c’est celle qui concerne la formation de la patte chez l’oiseau.

     Toute personne ayant dilacéré dans son assiette un pilon de poulet sait qu’il contient un gros os, contre lequel s’applique une très fine aiguille osseuse ; le gros os, c’est le tibia ; l’aiguille, c’est le péroné, ou plutôt ce qu’il en reste : un péroné rudimentaire, non fonctionnel.

     Pour les biologistes acquis à la thèse transformiste, c’est-à-dire à peu près tous, les organes appelés rudimentaires sont des reliquats, des vestiges d’organes, plus volumineux chez l’ancêtre. On présume donc que, bien développé chez les oiseaux primitifs, le péroné s’est graduellement amenuisé au cours des âges ; et sans doute va-t-il, dans l’avenir, s’exténuer encore davantage, jusqu’à disparition totale.

     Or, vous eûtes un jour la tentation – un peu étrange, dites-vous – de voir ce qui se passerait si, au moment où s’ébauche chez l’embryon le bourgeon de la patte postérieure, on étoffait celui-ci par l’adjonction d’une masse cellulaire prélevée sur un autre bourgeon de même nature.

     La suite de l’expérience vous ravit. L’embryon ainsi opéré forme une patte de structure régulière, mais où le péroné est sensiblement plus épais et plus long qu’il ne l’est dans sa condition habituelle.

     On peut, d’ailleurs, effectuer l’opération contraire ; en réduisant le bourgeon, on suscite la formation d’une patte où le péroné fait entièrement défaut.

     Voilà bien peu de chose, pensera-t-on peut-être, que d’avoir ainsi joué avec un petit os de poulet... Et cependant, Monsieur, de cette modique réussite, vous tirez une fierté qui ne vous est pas coutumière. Vous déclarez – et ces mots, dans votre bouche, prennent toute leur valeur – que c’est là un résultat « d’une portée considérable » et qui projette « des rais de lumière dans l’obscurité où travaille le biologiste ».

     Pourquoi ces accents de victoire ?

     Mais parce que, à la faveur de vos interventions, vous avez fait en sorte que, sur un poussin d’aujourd’hui, apparaisse tantôt une patte qui ressemble à celle d’un volatile d’autrefois, tantôt une patte qui ressemble à celle d’un volatile de demain. Vous avez restauré une structure révolue, imité une structure future. Touchant ainsi aux ressorts profonds de la phylogenèse, vous avez fait, en somme, et n’ayant que votre scalpel pour « machine à explorer le temps », de la paléontologie et de la futurologie expérimentales.

     À partir de ces nouvelles données, on pourrait imaginer que l’on ressuscitât, chez d’autres animaux, d’autres organes présentement rudimentaires, et, par exemple – si les difficultés pratiques n’y faisaient obstacle, – que l’on créât des chevaux qui eussent trois doigts au lieu d’un sabot, des taupes qui eussent de grands veux, des kiwis qui eussent des ailes, et même peut-être, démentant le fameux dicton, des poules qui auraient des dents...

     Vous avez vous-même distingué, dans la recherche scientifique, deux attitudes également profitables : ou bien partir d’un problème défini et se demander quelle est la méthode la plus apte à le résoudre, ou bien partir d’une méthode originale et se demander à quels problèmes elle pourrait s’appliquer avec fruit.

     C’est la seconde attitude, qualifiée par vous d’opportuniste, que vous avez adoptée tout au long de vos belles recherches sur la culture des organes embryonnaires.

     Cette méthode, que vous avez perfectionnée au point de la rendre vôtre, est fort différente de la culture des tissus, inventée par Harrison et Carrel vers 1910 : elle consiste, non pas à faire proliférer des cellules in vitro, mais à maintenir en vie et en croissance des organes entiers – œil, estomac, tibia, syrinx, glande sexuelle –, qui continueront de se développer en gardant leur forme, leur intégrité, leur structure.

     Méthode éminemment fructueuse pour l’embryologiste, puisqu’elle lui permettra de faire le départ, dans la formation d’un organe, entre ce qui dépend de ses virtualités propres et ce qui revient à l’influence de l’organisme entier.

     Quel parti, Monsieur, vous avez su tirer de ce morcellement, de cette fragmentation de l’embryon, de cette survie de l’être en pièces détachées !

     Dans vos petits vases de culture, qui ne sont généralement que de simples salières, vous pouvez nourrir les différents organes à votre gré, et ainsi déterminer les besoins alimentaires de chacun ; vous pouvez ajouter au milieu nutritif telle hormone, telle vitamine ; vous associez, en parabiose ou greffe siamoise, une glande mâle à une glande femelle pour mettre en évidence l’action directe de l’une sur l’autre ; vous conjoignez des organes qui, sans vous, ne se fussent jamais rencontrés : organes d’âges différents, ou même d’espèces différentes, de classes différentes ; vous allez jusqu’à composer des organes de structure mixte ou chimérale en amalgamant des tissus de poulet avec des tissus de souris...

     Vos cultures d’organes devaient vous amener devant un problème fondamental, celui du cancer.

     Après avoir cultivé des tumeurs malignes de souris, vous en venez à cultiver des fragments de tumeurs humaines, prélevées sur des malades au cours d’une opération chirurgicale, et vous faites voir que ces petits explants – cancers domestiqués, apprivoisés, si l’on ose dire – peuvent être, par repiquages successifs, maintenus en état de croissance durant des années, indéfiniment sans doute, en conservant leur organisation, leurs propriétés malignes, leur spécificité tissulaire.

     C’était là, faut-il le souligner, un résultat du premier ordre. Vous teniez désormais le moyen de rechercher quelles conditions favorisent le développement d’un cancer et quelles, au rebours, le contrarient. On conçoit la portée de semblables études qui, mettant le cancer humain à la discrétion de l’investigateur, ouvriront peut-être la voie à des tentatives de thérapeutique in vitro.

     Ces vastes espérances, votre prudence n’en fait jamais état, mais vous ne pouvez qu’elles ne soient fondées ; et elles suffisent à faire de votre laboratoire de Nogent – encore que, non plus que Pasteur, vous ne soyez médecin – un des hauts-lieux de la recherche médicale française.

     Si les humains distribuaient correctement leurs efforts, s’ils faisaient prévaloir le souci du bien commun sur les considérations de prestige ou de puissance, il est certain que les recherches sur le cancer auraient le pas sur toutes les autres. Je me souviens d’avoir entendu dire naguère, par un éminent physicien à qui un être cher venait d’être enlevé par le terrible mal : « Comment est-ce que tout le monde ne se fait pas biologiste pour étudier le cancer ? »

     Vous faites partie, Monsieur, de cette élite trop clairsemée qui, engagée dans le plus noble des combats, prépare à l’homme une victoire dont il recevra plus de bienfaits qu’il n’en saurait attendre de toutes les conquêtes de l’espace.

     Et me sera-t-il permis de révéler, sans offenser une respectable modestie, que toute votre œuvre de cancérologue, vous l’avez menée avec le concours de Madame Émilienne Wolff, qui, après avoir été votre première élève, est maintenant votre meilleure collaboratrice.

     Vous avez dit, un jour, et avec bien de la délicatesse, en évoquant la collaboration de votre maître Paul Ancel avec sa fille, Suzanne Lallemand : « On devine ce que peuvent être des liens filiaux lorsqu’ils sont renforcés d’une communauté d’idées et d’intérêts scientifiques. »

     Acceptez, Monsieur, que je vous renvoie cette phrase en y substituant « conjugaux » à « filiaux ».

     En science comme en littérature ou en art, la subjectivité du goût intervient dans les jugements que l’on porte sur l’œuvre d’autrui. Chaque biologiste a le sien. Quant à moi, je l’avoue, j’ai un faible pour le genre, le style, la facture de vos expériences.

     Elles sont simples, claires, démonstratives. Elles ont de la force et de l’âme. Toujours dirigées vers la solution de quelque grand problème, on en peut exposer la démarche à un ignorant, pour lui en faire saisir la portée.

     Elles n’ont pas exigé un outillage exceptionnel, des moyens techniques considérables. Elles sentent un peu l’artisan, et donc un peu l’artiste. Le microscope électronique et les ordinateurs n’y ont pas eu de part et l’appareil mathématique en est quasi absent. On peut lire un de vos mémoires sans y rencontrer, à chaque page, une courbe, un graphique ou un calcul d’erreur.

     Et puis, je suis sensible à l’inspiration profonde de votre effort, qui vise, presque toujours, à poser des problèmes à la matière vivante, à la placer dans des situations étranges, pour la mettre en difficulté et l’obliger, en quelque sorte, à improviser en enfreignant des consignes séculaires.

     « Toute découverte, toute invention qui change la nature, la destination d’un objet ou d’un phénomène, constitue un fait surréaliste » : ainsi parlait André Breton.

     Or, n’est-ce pas un peu ce que vous faites, Monsieur, quand vous vous immiscez dans les clandestines opérations de la nature, quand vous changez les règles du jeu sexuel, quand vous escamotez un péroné ou lui rendez sa dimension antique, quand vous faites pousser des yeux dans des salières, quand vous confectionnez ces organes baroques que vous-même qualifiez d’absurdes ?

     Oui, je crois qu’on serait fondé à dire que le surréalisme n’est pas absent de votre laboratoire, où prospère l’insolite, où abonde la préternature... Et c’est donc par le biais de la science qu’il va pénétrer aujourd’hui avec vous, Monsieur, dans notre Compagnie.

     Vous avez enrichi la littérature scientifique de trois livres excellents. Deux d’entre eux – La Science des Monstres, Les Changements de sexe –, dont le titre dit assez la teneur, furent composés durant une longue captivité en Allemagne, lors de la dernière guerre ; ils attestent le sang-froid, la fortitude du lieutenant Étienne Wolff, alors qu’il habitait la baraque 21 de l’Oflag 17 A. Le troisième, Les Chemins de la Vie, nous apporte la somme de votre expérience et de votre réflexion ; on aimerait le voir entre les mains de tous les apprentis biologistes.

     Ce qui d’abord frappe en vous lisant, c’est la netteté, la fermeté, la franchise du style, qui ne cède jamais aux tentations de l’ésotérisme et aux paresses du jargon.

     Vous êtes constamment aussi intelligible, aussi aisé, que votre sujet l’autorise, car vous savez que le difficile, pour un écrivain de science, n’est pas de paraître savant mais de faire oublier qu’il l’est.

     Sans vous départir de la rigueur qui rassure, vous avez la vivacité qui entraîne et la chaleur qui émeut. Et surtout, vous ne craignez pas de laisser voir certaines de vos réactions personnelles, émotives ; ainsi vous faites participer le lecteur au drame de la recherche, avec tout ce que celle-ci comporte de passion contenue, d’impatience maîtrisée, d’exaltation et de déconvenue ; et cette confession d’un homme de laboratoire a d’autant plus de prix qu’elle contraste avec la plupart des publications scientifiques, qui sont, vous le notez vous-même, « d’une grande froideur et d’une sécheresse imperturbable ».

     On sent, à vous lire, que la recherche est pour vous bien autre chose que l’exercice d’un métier, que la poursuite d’une carrière ; elle répond à une exigence intime de votre personne, elle vous engage tout entier ; elle est, comme l’œuvre pour l’artiste, une manière d’expression et de création.

     J’aime que vous nous fassiez part de, cette curieuse sensation que connaît l’embryologiste et qui est « de travailler sur une matière plastique, comme de la glaise tendre ou comme un magma de lave volcanique en fusion ».

     J’aime que, devant le succès d’une expérience, vous ayez cette exclamation qui illustre si bien la secrète collaboration du chercheur avec son matériel vivant : « Les embryons avaient travaillé pour nous. »

     J’aime que vous trouviez du « merveilleux » à voir se modeler « sous la demi-lumière qui filtre à travers la fenêtre ménagée dans la coquille, ces êtres étranges que sont les monstres ».

     J’aime que vous nous preniez à témoin de votre allégresse au contact d’une réalité neuve : « Je me rappelle – dites-vous – avoir veillé une grande partie de la nuit au « chevet » d’un embryon de poulet agonisant qui avait subi, dix jours auparavant, une intervention expérimentale qui en avait fait un monstre extraordinaire... Je puis vous assurer que mes mains tremblaient quand j’ouvris l’œuf pour en extraire le poulet... Malgré l’heure tardive, je téléphonai à mon maître, qui accourut, quelques minutes plus tard, pour jouir de ce singulier spectacle et partager avec moi la joie de ce résultat. »

     Ah ! Monsieur, merci pour ce tremblement et pour ce coup de téléphone nocturne !

     On perçoit, à travers vos écrits, la satisfaction, un peu magicienne, que vous éprouvez à plier la chose vitale à votre volonté, et aussi votre déception quand vous vous heurtez aux limites de votre pouvoir. Car la vie ne se laisse pas commander, il s’en faut : pour une réussite, que d’insuccès, que de déboires ! Comme l’on se sent désarmé dès que l’on veut toucher au plan d’organisation, ajouter le moindre détail non prévu au programme génétique ! Que n’auriez-vous donné pour faire qu’entre les doigts d’un embryon de poulet, s’esquissât une palmure de canard !

     Ce double sentiment, contradictoire, de puissance et d’impuissance, d’orgueil et d’humilité, vous l’exprimez en des termes d’une rare vigueur.

     Je me plais encore à constater, Monsieur, que le biologiste qui est en vous n’a pas étouffé le naturaliste. On devine, en certaines de vos pages, que la pratique du laboratoire ne vous a pas rendu insensible aux manifestations de la vie, même si elles ne se produisent pas dans vos incubateurs et dans vos cristallisoirs.

     Tourmenteur de cette vie, pour les besoins supérieurs de la vérité, vous n’en restez pas moins fraternel au peuple des vivants, et capable de voir, dans le plus humble d’entre eux, l’usager d’un mystère qu’il partage avec vous.

     C’est ainsi que vous vous émerveillez du langage dansé des abeilles, que vous vous penchez sur la gestation aberrante d’un petit crapaud équatorial, que vous méditez sur les jeux, peut-être intelligents, de vos chats...

     N’avez-vous pas déploré, à maintes reprises, que « l’esprit naturaliste » soit présentement en régression chez nous ? Vous pensez qu’il en faut chercher la cause dans notre système d’éducation, dans l’insuffisance des programmes scolaires touchant l’enseignement des sciences naturelles. Puisse l’autorité de votre voix obtenir enfin, pour ces disciplines fondamentales, la promotion qu’elles méritent non seulement comme vectrices de notions indispensables à un humanisme moderne, mais encore comme formatrices du jugement et de la sensibilité.

     Journellement aux prises avec « l’effrayant problème du développement », vous ne pouviez éviter, Monsieur, de vous hasarder dans le champ scabreux de la philosophie biologique.

     S’il est dans toute la nature un objet qui semble matérialiser une intention, un projet, une finalité enfin, ou, si l’on préfère d’user d’un terme plus savant et moins compromis, d’une « téléonomie », c’est, à coup sûr, le germe, ce « comprimé d’avenir ». Aussi le biologiste Guyénot ne s’étonnait-il point que l’hypothèse aristotélicienne d’une entéléchie eût si souvent hanté l’esprit des embryologistes. Quant au philosophe Lalande, il estimait que « le secret du développement, si jamais nous parvenions à le percer, nous ferait toucher le fond de la science et de la philosophie ».

     Vous, Monsieur, devant cette énigme, vous décidez de vous tenir à égale distance d’un finalisme désuet et d’un mécanisme systématique.

     Certes, les progrès de l’embryologie causale conduisent à fortifier toujours davantage la notion d’un déterminisme matériel en décelant, dans la formation d’un être, une suite de réactions chimiques localisées dans le temps et dans l’espace ; mais, pour serrées que se fassent nos analyses, elles laissent encore subsister bien des failles. Nos partielles ignorances ne sont-elles que provisoires ? Ou finirons-nous, comme pour tant d’autres phénomènes de vie, par rejoindre la solution plénière, qui, selon nos exigences présentes, devrait pouvoir se formuler en un système d’équations ?

     À cette vaste question, vous jugez qu’on n’a pas le droit de faire une réponse négative, mais pas davantage celui d’affirmer, par extrapolation doctrinale, que l’inexpliqué d’aujourd’hui sera l’expliqué de demain. Vous allez même jusqu’à risquer cette déclaration d’un agnosticisme dubitatif :

     « Il nous semble qu’il restera toujours, derrière les solutions acquises, une part d’inexpliqué, qui tient à la nature même du problème, et qui ne peut être entièrement résolue sur le plan matériel. »

     Cette inexplicabilité serait-elle liée à l’insuffisance de nos concepts, à l’archaïsme de notre langage ? Ou pensez-vous qu’il y ait, entre le finalisme et le mécanisme, une de ces antinomies essentielles qui tiennent à l’infirmité de l’esprit humain ?

     Je n’aurai garde de solliciter vos textes, dont je veux respecter l’honnête réticence. Ajouterai-je que, malgré votre formation philosophique – à moins que ce ne soit précisément à cause d’elle –, vous figurez comme l’un des moins philosophants parmi les biologistes d’aujourd’hui ?

     Toujours il y a que vous serez, je pense, bien d’accord avec moi pour admettre que si même l’analyse réductrice des phénomènes vitaux était poussée jusqu’à son terme, si même, un jour, leur synthèse s’avérait réalisable, et que la preuve fut donnée que la vie, et partant sa fille la pensée, ne sont que des propriétés de la matière, émergeant en elle dès qu’elle atteint un certain niveau de complexité et affecte un certain mode d’arrangement –, le grand débat séculaire qui oppose matérialistes et spiritualistes n’en serait pas vidé pour autant.

     C’est une des nouveautés de notre époque que d’avoir émoussé, si j’ose dire, le tranchant philosophique des vérités de laboratoire en convenant qu’aucun fait d’expérience ne saurait départager les esprits sur les questions suprêmes qui les divisent. Nous n’en sommes plus aux temps où triomphaient les matérialistes parce que Wöhler avait réalisé la synthèse de l’urée ; les spiritualistes, parce que Pasteur démontrait l’inexistence de la génération spontanée... L’âge est passé de ces sortes de victoires. Que de controverses fastidieuses et infertiles sont épargnées à qui a compris, une fois pour toutes, que les grands choix philosophiques tiennent à la forme de l’intellect plus qu’au volume de l’information !

     Si loin que la biologie pousse ses conquêtes, si rigoureuses que se fassent ces explications causales dont le vieux Démocrite disait qu’il aimerait mieux d’en trouver une que de devenir roi des Perses, il y aura toujours des esprits de qualité pour les juger un peu courtes et pour dénier le dernier mot à un savoir qui ne sait nous parler que du comment des choses. Aucune science jamais n’aura de quoi satisfaire ceux-là qui, ne pouvant ou ne voulant se dérober aux harcelants pourquoi, y cherchent réponse avec les moyens de leur imagination et les exigences de leur cœur...

     Si la spéculation admet toutes les incertitudes, l’action, en revanche, appelle la décision et le choix.

     De toutes les découvertes, de toutes les inventions, de la biologie présente ou future, lesquelles devront être appliquées à l’être humain ?

     Mieux que personne, Monsieur, vous pouvez mesurer l’étendue des pouvoirs conférés ou promis par la science ; mais vous n’êtes pas de ceux que démange la hâte d’exercer l’action de l’homme sur l’homme, « cette chose immense et passionnante », disait Valéry.

     Après avoir examiné, très objectivement, les retentissements que pourraient avoir, dans la sphère humaine, des innovations telles que la détermination volontaire du sexe, la parthénogenèse ou reproduction virginale, la production de jumeaux, vrais ou faux, l’ectogenèse ou grossesse en bocal, les modifications du cerveau, la production de « mutations dirigées » par action directe sur la substance héréditaire ou A.D.N., etc., –, vous terminez votre inventaire par cette phrase passablement désabusée : « Il est permis d’espérer un peu et de craindre beaucoup. »

     Une telle prudence – qui tient peut-être en partie aux souvenirs laissés par la sauvagerie prétendument scientifique de l’hitlérisme – ne laisse pas de contraster avec la hardiesse de vos entreprises expérimentales. Elle vous distingue d’un bon nombre de vos collègues, qui voient sans trop de gêne approcher ce « meilleur des mondes » où des humains, façonnés par la science, bénéficieraient d’un bonheur dispensé par la psychochimie.

     Vous n’avez garde, Monsieur, de souscrire au fatalisme prométhéen... Et même vous m’avez jadis, en des pages d’ailleurs fort amicales, fait le reproche de m’y abandonner quelquefois. Admettez qu’en cette journée de dialogue public, je m’en explique un peu avec vous.

     Il me semble que je n’ai jamais omis, dans mes écrits, d’insister sur les risques que ferait courir à l’homme l’application mal contrôlée d’une biologie trop efficace. Dès 1959, j’exposais à la Société de Psychanalyse de Paris des « inquiétudes » qui, sur bien des points, rejoignaient les vôtres ; j’exprimais le malaise que crée dans la sensibilité humaine le développement d’une technique où le sujet se confond avec l’objet, l’ingénieur avec le matériau, et qui nous propose de si déconcertantes nouveautés que nous avons peine, souvent, à décider si elles ne font que heurter en nous des préjugés temporaires ou si elles offensent les réalités permanentes de l’instinct.

     Oui, certes, Monsieur, je conçois vos craintes, vos hésitations, vos répugnances, dès qu’il s’agit de retoucher, par nos grossiers artifices, ce chef-d’œuvre qu’est l’Homme, cet « être unique » qui, peut-être issu du hasard et de la nécessité, n’en est pas moins l’objet le plus achevé de la planète, du système solaire, voire de notre galaxie...

     Mais justement, parce qu’il nous est si précieux, cet homme, est-ce que nous pourrons éviter de faire appel à la biologie pour le prémunir contre lui-même et parer aux menaces qui lui viennent tout à la fois de son niveau de civilisation et d’une frénésie technique dont il n’a pas su prévoir les funestes conséquences ?

     Relâchement de la sélection naturelle, péril de surpeuplement, accumulation des « nuisances » : tout cela présage une décadence de l’espèce – beaucoup plus alarmante que cette « mort de l’homme » annoncée par les philosophes... Or, ce redoutable déclin, seule la biologie aurait qualité pour le prévenir, ou tout au moins pour le retarder, soit qu’on se résolve à adopter des mesures de contrôle eugénique, soit qu’on agisse directement sur la substance héréditaire par des moyens qui restent encore à imaginer.

     Craindre beaucoup de la biologie ? Bien sûr, comme de toute puissance confiée aux mains douteuses de l’homme. Mais aussi, en espérer beaucoup...

     Oserai-je, en outre, faire état du grand espoir que cette science, par sa lutte contre le vieillissement, fait luire aux éphémères que nous sommes ?

     Elle ne se targue pas, certes, de nous offrir l’immortalité, mais elle prétend, très sérieusement, nous faire bénéficier d’une rallonge de vie, voire d’un supplément de jeunesse ; et c’est de quoi, déjà, émouvoir diablement le petit docteur Faust qui se tient au fond de chaque mortel.

     Aussi bien, le narcissisme individuel ne serait pas seul à y trouver son compte : à quel niveau de sagacité et de sagesse atteindraient sans doute ces hommes qui, étant des anciens mais non pas des vieillards, seraient enrichis par la durée sans être amoindris par l’âge ?

     Avouerai-je, enfin, que la biologie me paraît encore porteuse d’espérance quand elle envisage la genèse d’un être supérieur à l’homme ?

     Pour circonspect que vous soyez, Monsieur, en futurologie scientifique, vous convenez que le rêve d’une tératogenèse évolutive, aboutissant à créer mieux que l’Homo sapiens, n’est rien moins que déraisonnable, encore qu’il paraisse utopique dans l’état présent de la science.

     Vous avez rappelé que certaines sécrétions – et notamment certains venins de reptiles – ont la propriété de stimuler la prolifération du tissu nerveux. Que l’on obtienne, par là, ou par tout autre procédé, une division supplémentaire des cellules du cerveau au cours de la formation de celui-ci ; et peut-être, à cet accroissement du nombre des neurones, répondrait une exaltation des facultés intellectuelles.

     Alors, si une telle ambition n’est pas tout à fait insensée, comment ne la ferions-nous pas nôtre ? Comment ne rêver point de cet être nouveau qu’appelait Frédéric Nietzsche et que redoutait Edgar Quinet ? de cet Homo sapientior qui, en nous dévoilant de nouvelles façons de penser, résoudrait les problèmes contre lesquels nous avons vainement cogné notre front, qui, s’il est pour nous un inconnaissable, nous donnerait les moyens de le réduire ?

     Cet esprit souverain, ayant reçu de la science le pouvoir d’en repousser les limites, c’est peut-être d’un laboratoire d’embryologie qu’il surgira...

     Comme vous, Monsieur, l’illustre médecin auquel vous succédez, et dont vous venez de tracer un vigoureux portrait, fut à la fois un homme de science et un humaniste.

     Par son œuvre considérable de clinicien, il fut un fondateur d’école et ouvrit des voies nouvelles à la pathologie rénale et à l’étude des allergies. De son enseignement magistral, combien de disciples ont reçu l’empreinte qui, devenus maîtres à leur tour, se sont plu à reconnaître tout ce qu’ils devaient à sa parole rigoureuse et à la chaleur confortante de son accueil ! Mais la richesse de son tempérament, la pluralité de ses dons et de ses goûts, devaient l’entraîner hors des limites d’une spécialité, si vaste soit-elle.

     Historien, mémorialiste, voyageur, conférencier, ambassadeur de la médecine française, Pasteur Vallery-Radot s’est dépeint lui-même en disant, du célèbre Gregorio Maranon : « En lui s’associaient la sensibilité et l’intelligence, la passion était tempérée par la raison, le dilettantisme freiné par le travail. »

     Petit-fils du grand Pasteur, pouvait-il ne pas vénérer la science travers le génie de l’aïeul ? Mais il avait aussi le respect des belles-lettres, auxquelles l’avait formé son père ; et peut-être même avait-il une secrète préférence pour celles-ci : n’a-t-il pas, un jour, émis cette opinion, d’ailleurs contestable : « Il est plus difficile d’écrire une belle page que de réaliser une bonne expérience. »

     Quoi qu’il en soit, Pasteur Vallery-Radot, pénétrant exégète de l’œuvre pasteurienne, a écrit de belles pages sur l’homme à qui l’on doit tant de belles expériences.

     Sa dévotion pour la haute mémoire se manifestait dans les moindres circonstances. Ainsi ne pardonnait-il pas au grand naturaliste Fabre d’avoir relaté de façon fantaisiste, dans ses Souvenirs entomologiques, certain entretien qu’il aurait eu avec le grand savant lorsque celui-ci visitait la région avignonnaise pour enquêter sur les maladies des vers à soie.

     Sachant l’admiration que je vouais à Fabre depuis mon enfance, Pasteur Vallery-Radot me taquinait volontiers à ce sujet : Votre Fabre, me disait-il, n’est qu’un fabulateur : comment voulez-vous que je croie ce qu’il nous raconte sur les insectes quand je vois comme il maltraite la vérité en parlant de Pasteur ?

     De par son tempérament frondeur et combatif, P. V.-R. était un anti-conformiste né, un contestataire. Dans sa jeunesse, il bataillait pour la musique de Pelléas, il prenait violemment parti pour Dreyfus et protestait contre les mensonges de l’État-Major ; il admirait le courage de Zola, l’éloquence subversive de Jaurès.

     Tantôt cet anti-conformisme le portait en avance sur son temps, et tantôt le rejetait vers le passé.

     Pasteur Vallery-Radot s’élevait avec véhémence contre certains aspects de la médecine moderne, qui, selon lui, négligeait un peu trop l’observation attentive et intelligente du malade au profit d’une exploration technique dont les données n’étaient pas toujours interprétées avec le bon sens et la pondération nécessaires. Certes il rendait justice aux étonnants progrès de la pathologie et de la thérapeutique : n’avait-il pas été l’un des premiers, avec son maître Widal, à prôner l’étroite collaboration de l’hôpital et du laboratoire ? Mais, à l’heure présente, il estimait que l’abus de la radiographie, de l’histologie, de la biochimie, de la statistique – et demain, de l’ordinateur ! –, risquait d’offusquer parfois la claire vérité clinique. Il pensait que si la médecine doit recevoir de la science des moyens d’action toujours accrus, elle doit cependant rester un art, avec tout ce que ce terme comporte de finesse, de tact, de nuance, d’esprit critique, de sensibilité, d’intuition, de conscience.

     Ce n’était pas seulement l’évolution de la médecine qui lui donnait de la nostalgie, mais aussi celle de la société dans son ensemble. Il s’insurgeait contre le fétichisme de l’efficacité, la déification de la machine, l’écrasement de la personne, la mise en équations des choses ration technique dont les données n’étaient pas toujours interprétées de l’âme. Son individualisme un peu romantique s’accommodait mal de cette humanité en grisaille, de cette humanité de série, où les individus, engloutis dans la masse, étourdis par les publicités et normalisés par les propagandes, se laissent dépouiller, sans réagir, ni même s’en apercevoir, du droit dont ils devraient être le plus jaloux : celui d’être soi.

     Pasteur Vallery-Radot disait : « La vie n’a de valeur que si elle est un feu sans cesse renaissant. » Ce feu, en lui, ne s’est jamais éteint. Jusqu’au terme de son existence, il conservait le pouvoir d’enthousiasme, et aussi la faculté d’indignation. Même dans ses moments d’amertume ou de lassitude, on le trouvait disponible pour louer un talent nouveau, soutenir une juste cause, vanter un geste d’équité ou d’indépendance.

     Ses amis n’oublieront point l’émouvante clarté de son regard, la mobilité si expressive d’un visage qui pouvait passer, tout soudain, d’un enjouement malicieux, presque gamin, à une imposante gravité, pour peu que l’on eût touché en lui un point vif d’esthétique ou de morale.

     De pénibles circonstances de la vie publique lui donnèrent, en ses ultimes années, l’occasion de montrer sa hauteur civique et sa force de caractère. Par un noble et courageux refus, ce grand adversaire de la peine de mort, ce scrupuleux médecin, fidèle au serment d’Hippocrate, contribua à sauver une tête que réclamait la raison d’État. Une si fière attitude lui valut beaucoup d’inimitiés ; mais, de quelques amitiés, le renforcement.

     Votre éminent prédécesseur, Monsieur, était fort assidu à nos réunions du jeudi. Je souhaite que vous le soyez aussi, nonobstant vos pesantes charges et vos contraignantes recherches. Car votre œuvre d’écrivain scientifique témoigne un souci de clarté et d’honnêteté verbale qui nous promet votre appui dans la lutte qu’il nous appartient de mener contre les néologismes superflus.

     Une langue, vous le savez de reste, ressemble beaucoup à une population d’êtres vivants. Il y apparaît, de temps à autre, des sortes de mutants, plus ou moins adaptés, plus ou moins malformés, voire monstrueux. Notre rôle est de les examiner avec soin, pour décider s’ils méritent que nous favorisions leur survie et leur prolifération en leur donnant asile dans notre Dictionnaire.

     Nous opérons, en somme, à l’égard des mots, une manière de sélection artificielle et épuratrice.

     Dans cette œuvre, qui n’est pas indigne d’un maître en tératologie, vous nous aiderez, Monsieur.